Chapitre premier: Manifestation.
Il errait seul depuis plusieurs années, sans savoir qu'il y en aurait beaucoup d'autres. Faute de parents pour lui donner une éducation normale, il avait appris à se débrouiller lui-même, à traquer pour se nourrir, se cacher pour dormir, s'endurcir pour survivre. Toujours chasseur et proie à la fois, il fallait garder cela en tête. Et au printemps, le gibier facile ne manquait jamais. L'époque ou la nature reprend ses droits, où l'on baisse sa garde pour profiter de la vie qui reprend son cours paisiblement.
Ainsi ce jour là, il s'était installé en haut d'une petite falaise, guettant l'entrée d'une petite grotte en contrebas. Caché à la vue et à l'odorat de la bête qui en sortirait bientôt, il aurait tout loisir d'aller cueillir son repas ensuite. Dommage d'être encore si jeune, un ours adulte lui donnerait un véritable festin... pour le moment, il préférait attendre qu'elle parte pour se régaler de sa progéniture. Deux petites créatures qu'il avait aperçu la veille, et qui restaient sagement à l'abri. Attendre la gueule ouverte que tout leur vienne, une faiblesse qui leur coûterait cher.
Enfin sa patience fut récompensée, il salivait déjà mais patienta encore un instant, par précaution. Et puis il se laissa enfin tomber, ses ailes démesurées déployées pour ralentir la chute, un sourire satisfait accroché au visage.
Je n'aime pas ça... Mère nous laisse seuls à nouveau, ce n'est pas la première fois mais j'ai toujours peur qu'un jour elle ne revienne pas. Je me serre contre Frère, autant pour me rassurer que pour avoir plus chaud. Les beaux jours sont de retour, mais il fait encore frais dans la grotte. Elle disparait entre les arbres... nous, on essaie de dormir mais on s'inquiète trop pour ça.
J'ouvre un oeil, j'ai entendu des pas. Une ombre vient d'entrer, impossible de distinguer clairement. Elle est simplement trop petite, trop fine, et cette odeur. Ce n'est pas elle. Je réveille Frère d'un coup de patte, il a remarqué la présence lui aussi. Je voudrais reculer mais il y a un mur derrière, et l'ombre s'approche. Je peux voir son sourire carnassier, je connais ses intentions, elle ne repartira pas sans nous. Frère gronde et montre les dents, mais ça n'effraie pas l'intrus, au contraire.
J'ai à peine le temps de voir ce qui se passe, il envoie un pied vers nous, je ferme les yeux... un couinement de douleur, ce n'est pas moi qui le pousse. Puis une main me saisit, me fait quitter le sol. Je me débats, lances mes griffes en avant, essaye d'accrocher sa chair. Peine perdue, je ne peux pas lutter. Mère, reviens...
Son erreur fut sans doute d'hésiter. Un moment il resta devant le petit tas inconscient. Assurer une prise, ou ramener les deux... il décida finalement d'être prudent, et trop excité par sa victoire, il ne fit pas attention à ce qui arrivait derrière lui. Tout juste le temps de se retourner avant de sentir trois énormes griffes percer sa peau, lui déchirer le flanc en le projetant contre la paroi. De surprise il lâcha l'ourson, qui se retrouva à l'abri derrière sa mère.
C'était la première fois qu'il était blessé, la première fois qu'on pénétrait sa chair, qu'il voyait son propre sang couler. Il regarda avec étonnement les marques béantes devenir écarlates, le liquide perler en gouttes sombres et couler lentement jusqu'à tomber pour former une tâche sur le sol. Puis son attention se reporta sur l'adversaire qui déjà se dressait sur ses pattes arrières pour porter le coup fatal, et un flot de haine se déversa en lui, irrépressible, comme si une rage tapie dans les moindres recoins de son corps avait attendu ce signal pour se libérer.
Plus que ce sourd besoin de violence, la chaleur était nouvelle. Il se sentait bouillonner d'une puissance effrayante, impossible à contenir, il fallait qu'elle sorte et se décharge sur sa cible. Il prit à peine le temps de se relever, bondit en avant, ce qui eut l'avantage de surprendre la bête, et posa les mains à plat sur son ventre offert...
Un cri rauque retentit, alors que les flammes brûlaient la fourrure, calcinaient la chair et allaient s'épanouir dans les tripes. Santeriya se délectait de la souffrance qu'il infligeait, riant presque d'entendre sa victime éclater de l'intérieur, fondre, mourir à petit feu. Quand enfin il recula, c'est une carcasse noircie et creusée qui s'écroula à ses pieds, mais ce n'était pas encore assez pour assouvir son besoin de destruction. Et bientôt, le feu emplit la grotte dans une danse effrénée.
Mère brûle. Frère brûle. Tout brûle, et je brûlerais aussi si je ne bouge pas. Je me retourne, et je cours. Je ne dois pas regarder en arrière, juste courir. C'est fini pour eux, mais moi je peux m'en sortir. Il suffit d'atteindre les arbres, et je pourrais me cacher. Courir, encore, plus que la moitié du chemin. Je vais y arriver, l'odeur de charnier laisse place aux senteurs des plantes, le vent me fouette le visage, quelques pas et j'y serais. Ca y est, les hautes herbes, c'est bon... et une ombre qui s'étend, la main qui m'attrape à nouveau. Presque...